VI
APRÈS ma nuit de fête, je suis allé ce matin, au grand soleil, par les avenues et par les places, voir ce qu’il était advenu du monde. Eh bien ! tout m’est apparu à son point usuel de décrépitude : squelettes, cadavres, carcasses de chiens ou de chevaux, véhicules dignes de la foire à la ferraille, bref tout ce à quoi je suis accoutumé. Je suis mort, et il n’y a rien de changé dans l’univers : dirai-je que c’est un peu décevant ?
Déception qui tourne petit à petit à l’inquiétude et m’oblige à raisonner sur mon état. Il me semble que ma terreur d’hier n’était pas sans fondement et que mon regard aurait dû s’éteindre à l’instant où je mourrais. Il n’en est rien, heureusement, mais pourquoi ?
Dois-je penser qu’après leur mort les humains voient encore ? Cette explication spiritualiste répugne à mon positivisme.
Dois-je, au contraire, me dire : mes yeux, comme toute ma personne, sont encore incontestablement vivants. Rien donc de plus naturel que de continuer à voir. Mes nerfs optiques, toujours vivants, continuent à offrir aux bacilles un lieu de culture où ils poursuivent tout naturellement leur marche vers l’avenir. Peu leur chaut d’avoir atteint la date à laquelle je passerai de vie à trépas et qui n’offre à coup sûr aucun intérêt pour eux. Le processus se poursuit donc et je vois tout simplement les choses telles qu’elles continueront à être après ma mort, sans avoir autrement à m’étonner qu’il n’y ait rien de plus spécialement changé dans le spectacle offert.
Tout cela me semble convaincant. Me voici cependant dépossédé de mon temps propre, si je puis dire, de l’orgueil du sujet pensant qui a toujours tendance à croire qu’après lui tout est fini… On me rappelle que je suis d’importance nulle au regard de l’univers. Je le savais, mais enfin…
Je remarque encore que, voyant les choses telles qu’elles seront après ma mort, elles m’apparaissent telles que, normalement, je n’eusse dû jamais les voir. Je n’aurais jamais dû voir mon cadavre, et je le vois ! C’est en quelque sorte l’œil du purgatoire que je promène à partir de maintenant dans le monde. Cela devrait me réserver des surprises…
Ma tête de cadavre, non vraiment, je ne puis m’y faire, et je viens d’enduire ma glace de savon pour ne plus me voir. Et quand j’écris, je ne peux plus supporter la vision de cette main décharnée qui se décompose à vue d’œil. Il faut que j’aille acheter une paire de gants.
Ces gants, neufs je veux bien le croire et mon toucher me le confirme, s’offrent à moi sous l’aspect indescriptible de loques moisies, durcies, fissurées, craquelées… Évidemment, la peau de Suède avec le temps fait triste figure, et le moyen de faire un choix dans ces conditions ? J’aurais pu acheter du pécari qui avait l’air de mieux tenir, mais le prix m’a fait reculer. L’œil du purgatoire sait encore compter. Il le faut bien, mes réserves s’amenuisent.
Je voulais savoir quelle était mon avance visuelle et je me lamentais de n’avoir aucun moyen certain de l’évaluer, quand le hasard est venu à mon secours, tout à l’heure, au Luxembourg : il me suffit de regarder les poupons qu’on promène en voiture. Ils ne peuvent avoir qu’un an ou deux, et je les vois avec de petites têtes graves d’adolescents, comme des espèces de miniatures de garçons de treize à quatorze ans. À leur tour, ceux-ci, que je devine être tels aux lambeaux de serviettes scolaires qu’ils portent sous le bras, ont des visages d’hommes faits. C’est toute l’humanité qui, d’un mouvement d’ensemble, progresse d’environ quinze ans sous mon regard, poussant en tête une avant-garde de squelettes où se trouvent les morts des quinze années à venir. (Ces morts jouaient au croquet sur la terrasse des reines de France.)
Première visite d’Armande depuis ma mort. Elle m’apparaît toujours vivante et vivra donc plus longtemps que moi. Je le lui ai dit, en badinant, comme un vieillard qui en flatte un autre, ton qui m’était d’autant plus facile à prendre qu’elle m’apparaissait toute ridée, avec des cheveux gris, et au moins vingt ans de plus qu’elle n’a. (Me suis-je trompé dans mon estimation l’autre jour ? Je suis peut-être de vingt ans en avance.)
L’aimer sous l’aspect où je la vois, pas question ! Mon amour pour elle n’est pas de taille à durer vingt ans. Il faut lui faire comprendre que nos rapports sont à glisser sur le plan de l’amitié. Est-ce conséquence de ma froideur, ou de ma mort ? elle, jadis douce et brave fille, devient aigre et acerbe. Nos prises de bec se sont multipliées.
Mon encre blanchit tellement sous mon regard que je dois y ajouter de l’encre de Chine pour continuer à pouvoir écrire. Et je vois venir le moment où il me faudra remplacer ce papier jauni par un morceau de parchemin, si je veux continuer à tenir mon journal.
La pensée que je vois ce que je n’aurais jamais dû voir ravive ma curiosité pour ma propre vision du monde. Je délaisse la photo qui ne peut rien m’apprendre de neuf (toujours les mêmes arbres, les mêmes maisons, les mêmes femmes…) pour revenir au témoignage de mes yeux. Je fais même entrer ce témoignage tel quel dans mes toiles et ne peins plus que des scènes entre squelettes. On dira que j’ai une imagination macabre. Je m’en moque. Il faut d’abord peindre ce que l’on voit… Et puis, ces personnages réduits à leurs os conviennent admirablement aux valeurs ambrées, patinées, opaques qu’ont pour moi les couleurs les plus claires à leur sortie même du tube. Je ne vois sur ma palette que bitume, noirs verdâtres, violets à reflets lie-de-vin, qui sont les couleurs mêmes de la décrépitude en harmonie avec mes nouveaux sujets, genre « Fêtes Galantes au Cimetière ».
Et, franchement, je n’avais plus beaucoup le choix des genres. Pouvais-je songer à une carrière de portraitiste, espérer nuancer finement l’expression psychologique d’un crâne ? Allais-je me risquer dans la nature morte, qui semblait pourtant assez indiquée ? Mais la nature morte, les trois pommes cézanniennes, ont disparu de mon horizon depuis longtemps. Il ne me restait que la ressource des tableaux où la chair ruisselle, le genre Rubens, traité évidemment après passage au tombeau : c’est ce que je fais, en ramenant la composition au format des Watteau, plus économique.
Oui, je me laisse emporter vers le grand large maintenant. L’attraction n’est pas exercée par le monde auquel j’appartiens, mais par celui vers lequel je vais. Et il me semble que les choses évoluent avec plus de rapidité encore qu’autrefois. Dans les rues, des maisons entières, des édifices disparaissent : la tour Eiffel est réduite à l’état d’ombre, l’Opéra ne m’apparaît plus que sous forme d’un nuage de cendres (doit-il encore brûler dans un avenir proche ?) ; par contre, l’Obélisque tient le coup. La pierre du désert en a vu d’autres. Hier soir, en me promenant, j’ai assisté à un spectacle qui m’a frappé de stupeur : des squelettes miraculeusement suspendus franchissaient la Seine dans le vide. Il m’a fallu un moment avant de comprendre que je voyais les académiciens rentrer chez eux après la séance hebdomadaire, en empruntant la passerelle du pont des Arts qui n’était plus qu’un souvenir à l’époque atteinte par mon regard…
Souviens-toi que tu n’es que poussière et que tu retourneras en poussière.
Pas besoin de m’en souvenir, je le vois à chaque instant. Néanmoins on ne peut se défendre d’un haut-le-corps quand, abaissant distraitement son regard sur soi-même, on rencontre, comme je viens de le faire, à travers le voile poussiéreux qu’est un pantalon, ses propres rotules et tibias venus au grand soleil. Ainsi, à mon tour, je vais devenir squelette… Je ne suis pourtant mort que depuis peu de temps. Mon cadavre n’aura guère tenu. Est-ce à dire que je dois mourir dans un pays lointain, où ma dépouille exposée aux vautours sera rapidement réduite à mes os ? Ou bien, enterré dans la fosse commune avec les misérables, la chaux aura-t-elle vite fait son œuvre sur ma chair ?… J’aurais aimé conserver plus longtemps ma peau.
J’ai nettoyé la glace pour me voir en pied. Je suis horrible. L’espèce de buée gélatineuse et transparente que doit devenir ma chair n’apparaît encore que par endroits. En général, ce sont des lambeaux putréfiés à reflets gluants qui adhèrent à mes os. Par goût de la propreté, je me suis surpris à vouloir les arracher, et me suis instinctivement empoigné la peau du ventre – qui tient bon, heureusement ! Alors j’ai vaincu mes répugnances et commencé d’après cette vision un « Portrait de l’artiste par lui-même », genre écorché de Bar-le-Duc. Mais je ne lèverai pas mon cœur vers le ciel, c’est trop pompier et contraire à mes idées.
La marche en avant s’accélère : me voici passé entièrement à l’état de squelette. J’en suis bien content. Les derniers îlots de chair en décomposition ont disparu, et, de haut en bas, m’apparaissent des os propres qui ne présentent aucune malformation désagréable. Tel qu’en lui-même enfin…, etc. Je me contemple sous ma forme définitive. Les pièces de mon habillement tendent un voile très ténu autour de ma dépouille. C’est discret, décent. Mais les boucles métalliques du pantalon, des bretelles, des jarretelles mettaient des taches disparates de rouille autour de ma nouvelle silhouette. Je viens de me débarrasser de ces accessoires. Je me veux net et libre.
Drôle de façon de faire sa toilette et de soigner sa mise !
Étant descendu cet après-midi pour passer chez mon marchand de couleurs, je vois sursauter le premier passant que je croise. Une pucelle de quelque trente à quarante ans pousse un cri à ma vue. À distance, se forme un petit groupe qui me dévisage avec des ricanements.
Un chauffeur de taxi m’a livré le mot de l’énigme en me lançant au passage : « Tu prends le frais ? » J’avais simplement oublié de passer le nuage de poussière qu’est mon pantalon et j’étais par inadvertance sorti tout nu ! Quand on se voit à l’état de squelette, la différence n’est pas si grande.
Je suis rentré rapidement, poursuivi par les cris des gamins qui criaient « Au fou ! ». D’autres proposaient d’aller chercher un agent. J’ai failli me trahir en leur jetant : « Ne soyez donc pas si fiers de vos bidoches pourries ! »
Voilà qui ne va pas arranger ma réputation dans le quartier.
Scène hilarante : un convoi funèbre sur le chemin du cimetière Montparnasse. Le cheval du corbillard, le cocher, les veuves, les orphelins, tous étaient plus ou moins à l’état de squelettes. Seul le mort, enfermé dans sa boîte en chêne massif restait impénétrable aux regards et faisait neuf, j’allais dire vivant. Comique, comique, ces os qui en remorquaient d’autres. Ils ne sentent donc pas, s’ils ne le voient pas, que tout revient au même ?… Je vais en faire une petite toile : l’Enterrement sur le boulevard, qui damera le pion au père Courbet et à son macchabée d’Ornans.
On ne vit pas au milieu de la poussière et des morts sans ressentir des accès de mélancolie dépressive… Il en est de moi comme de ces filles qui, absorbées par leur métier, n’ont plus de l’humanité qu’une triste vision phallique. Ah ! le voyage dans la causalité n’est guère divertissant, et les horizons du paysage disparaissent sous des brumes bien grises… Il faut apprendre à distinguer les choses par leur seul contour, de plus en plus flou, à se faire une âme de scarabée pour pouvoir vivre dans cette pourriture… J’ai beau me dire que j’ai l’œil du purgatoire, ça ne me console guère. J’en viens à me demander si je ne ferais pas mieux de mettre des verres fumés, de m’acheter une canne blanche, et de me dire tout bonnement aveugle… Mais j’exciterai la pitié ! Tout mais pas ça. Et puis, sait-on jamais ?…
Pourquoi ? pourquoi cette épreuve ?… Je lis. Les livres tiennent le coup plus longtemps que les humains.
Scène atroce, commencée à propos de je ne sais quoi : une Armande, plus vieille que je ne l’avais jamais vue, éclatait en reproches que je comprenais plus ou moins. La vie avec moi devenait, paraît-il, impossible. Jamais je ne m’occupais d’elle, jamais je n’avais la moindre attention. Mon égoïsme monstrueux tuait à la longue tout amour, etc.
Je la regardais froidement, comme un vieillard sa vieille compagne, sans aucun intérêt affectif, avec le détachement des psychiatres qui observent une crise d’hystérie. Toute femme est une hystérique en puissance. Je voyais des espèces de crispations bizarres prendre naissance sur ses joues ridées. Elle criait :
— Tu aurais cent ans que tu ne serais pas plus éteint. Tu glaces ma jeunesse. J’aime la vie, moi. Tiens, depuis combien de temps m’as-tu embrassée ? Depuis combien de temps, le sais-tu seulement ?
Mon regard ne se détachait pas de son visage. Je savais bien que je l’irritais en la regardant de cette façon, mais je la voyais virer au vert pomme pendant que les ailes de son nez se pinçaient. Une expression d’égarement, ou plutôt une absence d’expression figeait les traits de sa figure. On eût dit un masque de carton peint… Brusquement j’ai compris que je la voyais mourir ! La fatalité l’avait conduite chez moi le jour de son agonie !
Instinctivement, tant la vue de son visage était bouleversante, j’ai murmuré, comme j’eusse fait penché à son chevet : « Ma petite Armande… »
— Ta petite Armande ! Tu crois t’en tirer avec des mots. J’en ai assez de tes mots pour ne rien dire. C’est trop tard, maintenant, trop tard.
— Trop tard ?
— Oui. C’est fini. Je te le dis bien clairement pour que tu comprennes : c’est fini.
Et en effet, son regard prenait cet aspect glauque, avant-coureur de la fin, déjà observé dans la glace le jour de ma mort. Malgré tout, malgré son ton de furie, j’étais ému.
— Nous ne pouvons pas nous quitter comme ça, tu as toujours été si brave.
— C’est ça, oui, la brave fille, celle qu’on prend et qu’on laisse comme un parapluie. T’es-tu jamais occupé de moi, de ce que je pouvais sentir, penser ?
Ce visage épuisé de moribonde qui me lançait de tels reproches, le rapprochement était cruel.
— Je ne demande qu’à être gentil…
— Gentil ? Monsieur voudrait être gentil ! C’est à mourir de rire ! Tu peux remballer ta gentillesse, il n’est plus temps. Je sais maintenant que tu n’as rien dans la poitrine. Les pierres ont du cœur à côté de toi.
Elle haletait. Les convulsions de l’agonie, avec le réalisme d’un décor trop précis, donnaient un semblant de vérité aux imprécations qui sortaient de sa bouche. C’était idiot, je me sentais pour elle, à cause du spectacle douloureux qu’elle m’offrait, la tendresse, à tout le moins la pitié, qu’on éprouve pour une mourante, et la violence de son langage bloquait toutes mes bonnes dispositions. J’aurais voulu me laisser aller à ces serments mensongers qu’appelle le lit de mort :
— Calme-toi. Ça va aller mieux.
— Je ne veux pas que ça aille mieux, je veux que ça n’aille plus du tout. Quand on a senti, comme tu me l’as fait sentir, qu’on était inutile, on s’en va… J’ai patienté, le plus longtemps que j’ai pu. Maintenant, je ne peux plus. Je veux m’en aller, ailleurs, là où je compterai sur quelque chose…
Alors, toujours à cause de ce visage, j’ai soupiré : Compte-t-on pour quelque chose après la mort. ?
— Ce que je veux, c’est sentir une présence, une affection, quelqu’un qui vous apprécie… Du reste, si je te parle comme ça, c’est que j’ai trouvé…
— Je m’en doute un peu.
— Tu t’en fiches ! C’est complet !
L’indignation, ou l’approche de la mort – je ne pourrais pas le dire – la faisait encenser nerveusement : le petits coups de menton qui se déchargeaient en l’air en tendant brusquement les plis de son cou de vieille femme. Je finissais par ne plus savoir où nous en étions. Elle faisait ses préparatifs pour s’en aller, avec une vague touche de comédie qui sentait la fausse sortie. J’éprouvais une envie malsaine de la garder auprès de moi pour m’assurer qu’elle allait bien mourir. En même temps, la pensée me hantait qu’on ne mette pas une mourante à la rue, qu’il fallait être bon, surtout en un tel moment. Oh ! je savais bien quel était ce vrai remède : lui fournir des preuves de mon attachement.
J’ai mis ma main d’os sur la sienne où les veines dessinaient, en relief sur une croûte luisante, le tatouage de la vieillesse. Au toucher, sa peau était la douceur même. Elle a retiré sa main.
— Il ne faut pas m’en vouloir, ai-je dit. Je suis malade, plus malade qu’on ne peut croire.
— N’essaie pas de m’avoir à la pitié !
J’ai souri, conscient de la supériorité de mon rôle.
— Je ne suis pas tout à fait comme les autres.
— Oui, je sais, ton génie, a-t-elle jeté avec ironie.
— Mon génie, ou autre chose : une façon de voir plus aiguë peut-être…
— Et de ne rien sentir.
— De sentir au moins que nous sommes bien sots de nous disputer quand les jours sont si courts.
Je disais tout ça parce qu’elle allait mourir, pour respecter la tradition. C’était plus fort que moi. Mais à quoi bon, puisque ses vingt-cinq ans ne se doutaient de rien ?
Je la sentis mollir. En même temps, pour me venger d’avoir été humble, d’avoir laissé percer mon secret, un désir horrible, un désir de nécrophile naissait en moi. Je voulais encore une fois la tromper avec elle-même, avec cette chair en ruine si éloignée de celle que j’avais aimée, et, pour tout dire, je voulais souiller le souvenir que j’aurais pu garder d’elle. Il me semblait aussi qu’en insultant la mort, j’affirmais, avec les droits de la vie, mon appartenance à un monde d’où je me trouvais injustement chassé. Ce n’était qu’une moribonde, mais quand on est soi-même un squelette, a-t-on le droit d’être exigeant ? Par-delà le tombeau, je pouvais retourner encore avec les filles des hommes. Comme un mauvais ange, je pouvais m’évader de mon enfer… Était-ce donc une tentation qu’elle m’apportait ? Toutes ses remarques acides, ses reproches, ses injures même n’avaient-ils été que des banderilles pour réveiller mon ardeur ? En succombant, si je lui donnais raison, c’était moi-même que je condamnais. Cela même me tentait…
Je ne sais plus tout ce que j’ai pu penser, mais je l’ai prise dans mes bras, et j’ai pressé sous mes lèvres son visage ferme et lisse qui fleurait la santé et la vie…
Quand j’ai ouvert les yeux, je me suis aperçu avec un frisson d’horreur que je ne tenais plus dans mes bras qu’un cadavre, le flanc gluant de l’outre baudelairienne… Dans le trouble consécutif à ma reprise de conscience, je crus l’avoir réellement tuée. Elle restait inerte sur le divan. Son visage disait le calme de la mort, la détente qui suit l’agonie. Elle ne respirait plus, L’avais-je étouffée dans une crise de démence ? J’en restais muet d’angoisse.
Enfin, elle a soufflé un « Je suis morte… » qui m’a rendu la vie. Elle a répété, gardant les yeux clos :
— Je suis morte.
Et, morte, elle s’est relevée. Doublement morte, pour moi, en effet. Son cadavre aux yeux vitreux n’appelait plus que le croque-mort. Les comédies de la vivante, j’ai senti brutalement que je ne les lui passerais jamais plus. Elle a levé le bras pour caresser de la main mes cheveux. Devant ces doigts de mort qui approchaient de ma figure, j’ai eu un brusque recul.
— On dirait que je te fais peur ?
On doit aux morts la vérité. J’ai répondu sans ciller :
— Non, tu me fais horreur.
De son œil fixe de cadavre, elle m’a jeté un regard, oh ! quel regard ! Mais j’ai soutenu le choc, comme avec une épée. La haine semblait faire des étincelles dans le silence. Les morts sont durs entre eux. Sans ménagements, j’ai ordonné :
— Va-t’en !
Elle s’est relevée brusquement, comme cinglée par un coup de cravache. Elle n’a pas dit un mot, elle est partie.
Si elle avait demandé des explications, ma réponse était prête : « Moi aussi, je veux une maîtresse vivante. »
Est-il bien vrai que je veuille une maîtresse vivante ?
N’ai-je pas dépassé le stade où l’on échappe à toute luxure ? Quand je me regarde en pied dans la glace, la disparition de mon sexe a quelque chose de symbolique.
J’apprends à connaître la solitude des cimetières. Dagerlöff, mort ; Babar, mort ; Armande, ma concierge, mortes ; et moi-même… Le cercle des familiers s’évapore autour du centre lui-même évanoui. La vie s’éloigne. Sous mes yeux, comme un chancre dévorant, s’agrandit un néant que je pressens infini.
Les squelettes auxquels ma vision s’habituait, se décomposent à leur tour. Voici maintenant que les cages thoraciques perdent leurs côtes, laissant voir des vides tristes comme ceux des dentures. Ailleurs, c’est un tibia qui manque ou des clavicules. Il est rare que je trouve un crâne intact. C’est à croire que toute l’humanité a dû être trépanée. Trépanée par l’avenir. Vengeance du temps sur ces folles cervelles…
Ces os manquants me permettent des identifications plus faciles de mes contemporains. Au début, quand ils jouissaient de l’intégrité de leur squelette, je les confondais tous. Maintenant, je m’en tire mieux. Babar, qui doit être enterré dans un endroit humide et malsain, a perdu les os du bras, il ne lui reste que des tronçons d’humérus. Il ne comprend pas pourquoi je l’appelle le manchot jovial quand je le rencontre à la terrasse.
Depuis quelques jours je note aussi un cadavre sans fémurs qui semble me suivre à distance. On dirait un squelette de cul-de-jatte qu’un phénomène de lévitation maintiendrait à la bonne hauteur au-dessus du sol.
Je voudrais convier quelques camarades à l’atelier pour voir leurs réactions devant mes dernières toiles avant d’organiser une exposition. Je ne dirai pas que je peins d’après nature ; tout sera présenté comme des compositions imaginaires. Si je songe à exposer, ce n’est pas par souci de la gloire, mais pour arriver à faire un peu d’argent. Mes billets, déjà réduits en poussière, disparaissent pour de bon dans la poche des fournisseurs. Ce gaz encore à payer…
Aperçu le cul-de-jatte qui paraissait me guetter au coin de la rue.
Dans la pénombre de l’escalier où je remontais avec une bouteille de vernis pour mes toiles, une voix qu’il me semblait vaguement connaître a fait : « Menteur ! »
J’ai alors aperçu le cul-de-jatte rencoigné dans un tournant obscur.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Menteur, je sais ce que vous voyez.
Sur le moment, j’ai frémi. Qui donc avait pu pénétrer non secret ? Une brusque intuition m’a fait dire : Dagerlöff ?
Le squelette cul-de-jatte a incliné son buste. J’ai reconnu la façon de saluer du vieux fou.
— Vous ne reconnaissiez pas mes os, hein ? vilain menteur qui jouez la comédie !… Oui, je suis Dagerlöff, qui plus est, votre compagnon de voyage. Vous avez voulu me tromper. Pour en avoir le cœur net, j’ai fait l’expérience sur moi-même. M. Poldonski, nous sommes deux maintenant à évoluer hors du monde causal, et vous ne pourrez plus m’abuser par de faux rapports. J’ai les mêmes yeux que vous pour percer les apparences. Ah ! vous pouvez trembler dans votre carcasse.
Sous son regard dont je connaissais par moi-même le pouvoir, je me sentais en effet si subitement nu que j’en frissonnais et ramenais instinctivement les pans de mon veston sur ma poitrine. Mais il parlait fort et risquait d’attirer l’attention des voisins. Mieux valait poursuivre la conversation et régler nos comptes dans l’atelier.
Assis face à face, nous nous sommes d’abord dévisagés – si l’on peut dire – en silence. En pleine lumière, nous évaluions, d’un œil sévère encore qu’invisible, nos débris réciproques, comme deux femmes qui jugent de leur toilette.
Il avait non seulement perdu les fémurs, mais son os iliaque pourri était percé des vers. Une moisissure verdâtre sourdait entre les vertèbres de sa colonne et, les sutures de son crâne ayant cédé, il avait l’air d’avoir pris pour tête la carapace hérissée de piquants d’un vieux crabe. Sur le sternum s’étalait une espèce de crachat noirâtre et rongeur. Son état de décomposition était beaucoup plus avancé que le mien.
— Vous auriez dû vous faire incinérer, c’eût été moins écœurant ! fis-je pour rompre le silence.
Il ne répondit pas, et je m’aperçus qu’il regardait les toiles que j’avais alignées au pied du mur dans l’intention de les vernir. L’intérêt qu’elles paraissaient lui inspirer commença à flatter ma vanité. Hochant sa carapace de crabe, il a fait :
— C’est ça, c’est bien ça… La vie elle-même, si j’ose dire, enfin telle que nous la voyons…
Du coup, mes sentiments à son égard commencèrent à évoluer. J’oubliai mes griefs. Le goût de la solitude, le besoin de me tenir sur mes gardes que renforce toujours en moi un interlocuteur humain, cédaient dans le cas présent à une sensation de détente. Je ne le voyais pas, ou si peu… Il était mort comme moi. Il voyait comme moi. Nous étions les deux seuls êtres au monde à pouvoir nous comprendre, parler librement… Enfin, je me trouvais devant un semblable !
Il se leva pour considérer de plus près la toile de l’enterrement, avec au premier plan le squelette du cheval tirant le corbillard. Puis il revint vers les « Fêtes Galantes ». Remarquant que les fémurs s’enlaçaient, en gardant pourtant entre eux la distance des chairs invisibles, il loua dans ces ossements une pudeur que les vivants ne gardaient pas.
— C’est parce qu’il a été préservé des contacts impurs que le squelette est la partie la plus durable de l’individu, dit-il.
J’eusse souhaité une critique plus picturale. Parcourant encore du regard la rangée de tableaux, il a fait :
— Vous ne voyez pas les formes ?
— Les formes ? Vous voulez dire les volumes ?
— Non, non ! Les formes. Je les appelle ainsi faute d’un autre nom. Des formes diaphanes et comme tissues d’immatérialité qui passent, immuablement sereines, à travers la foule, les murs…
Devant mon incompréhension, il ajouta :
— Il est vrai, vous ne les voyez peut-être pas encore. Quoique parti le second, je suis plus avancé que vous, ayant doublé la dose. Toutes vos visions – et son geste embrassait mes toiles – sont bien les résidus, les derniers vestiges d’un monde qui s’enfonce sous nos regards. Le niveau du temps monte pour nous comme une mer, et nous ne voyons plus émerger que les hauts sommets, les nervures les plus durables qui, peu à peu, vont tourner à la dentelle de plus en plus aérée… Mais enfin, tout cela relève encore de l’univers auquel nous avons appartenu. À l’opposé, l’aurore du monde nouveau doit jeter ses premières lueurs. Les lointains linéaments de la prochaine position d’équilibre doivent nous apparaître à nous qui sommes suspendus entre deux mondes. Ce sont ces lueurs, ces oiseaux du grand large annonciateurs du nouveau monde inconnu que j’appelle les formes.
J’étais suspendu à sa vieille mâchoire qui tremblait sous sa voix comme bat le volet d’une maison abandonnée.
— Les formes ?… Est-ce que vous voudriez dire les anges ?
Il ricana.
— Où croyez-vous donc que je vous emmène ?
— Il m’est arrivé de penser à une sorte de purgatoire…
— Le mot est trop précis, trop chargé de sens fantaisiste par le vocabulaire religieux opérant sans l’appui d’expériences concrètes comme la nôtre. Il risque d’infléchir le voyage qui, songez-y, n’a plus rien de prédéterminé, baignés que nous sommes dans un libre-arbitre universel, loin de tout univers causal… Dans cet état, la moindre influence peut nous engager dans une fausse voie. Il faut rester impartial et attendre pour voir autour de quel résidu se fera la reconstruction.
— Mais ces formes ?
— Je ne peux rien dire encore. Vous les verrez bientôt. Qui sont-elles ? Encore une fois, je ne voudrais pas vous influencer… Parfois, je pense aux morts qui, devant nous, ont entrepris ce même voyage. Je vous ai dit un mot de ces malades emportés par un ouragan de temps accéléré. S’il est une chose que nous enseigne à coup sûr notre expérience, à nous qui sommes à la fois mort et vivants, c’est que la distinction entre la vie et la mort n’est pas si radicale que le croit le vulgaire. Tous les espoirs sont permis. Les morts nous ont précédés, nous marchons sur leurs traces. Si nous allions les rattraper ?…
Son squelette s’agitait fébrilement, et dans sa voix passait une émotion que je n’y avais encore jamais entendue. Il en oubliait de jouer son personnage ordinaire.
— Je vais vous faire un aveu, M. Poldonski, il n’y a rien que je souhaite plus passionnément que de retrouver les morts… Enfin je pourrais la revoir : elle… Je pourrais entendre encore sa voix… Ma fille ! Le drame de sa disparition est toujours aussi présent à mon esprit que le premier soir… Mon enfant, ma seule passion, un être unique, un prodige… Un soir – elle était sujette à des fièvres – elle a quitté mon toit, s’est enfuie… Les jours se sont ajoutés aux jours. Je ne devais savoir que beaucoup plus tard : elle était morte ; mais elle se trouvait auréolée de la plus étrange des gloires ; morte, mais en possession du secret après lequel, nous vivants, nous courons tous vainement… Ma fille, Apolline, l’avouerai-je ? c’est pour elle seule au fond que je me suis lancé dans toute cette aventure, avec l’espoir de la rejoindre, de lui apporter d’un seul coup les vingt années de tendresse qui attendent, accumulées dans mon cœur, et tenir enfin de sa bouche le sens ultime du mystère de la mort…
L’émotion brisa sa voix. J’étais étrangement calme et froid, par esprit de contradiction peut-être. Il avait allongé le bras, et je sentis avec un frisson de dégoût sa main tiède et suante sur le dos de la mienne. À la rigueur, je pouvais l’entendre, mais les contacts physiques étaient de trop. Tout appel à la sympathie m’a toujours glacé. Il n’a pas insisté.
— M. Poldonski, fit-il en allant à la porte, quand vous verrez les formes, prévenez-moi. Nous chercherons ensemble. À nous deux nous aurons plus de chances de la retrouver…
Je l’ai raccompagné sur le palier. En voyant son buste de cul-de-jatte, suspendu à mi-hauteur, effectuer une série de petits décrochements aérien, j’ai comprit qu’il descendait les marches de l’escalier.